mardi 29 mai 2012

« Tous les visages d’anges... »

Un retraité, âgé de 77 ans, a mis fin à ses jours mercredi matin, à quelques mètres du parlement grec, sur une pelouse de la place Syntagma. Une lettre manuscrite a été découverte dans une de ses poches, il y accuse le gouvernement de l'avoir privé de ressources. Plusieurs études ont rendu compte ces derniers mois d'une augmentation des dépressions et suicides en Grèce.

Le Matin, le 05 avril 2012.


  Ça l’arrangeait pas mal. Les affaires tournaient bien. Pas incroyable non plus, la plupart des gens venaient déjà avec une petite bouteille d’eau. Depuis la mort du vieux, ils déferlaient par bus. La mairie avait même fait construire des gradins. Les autres, c’est comme ça qu’ils les appelaient, étaient à la file comme des cons avec leur petit bidon d’essence. Depuis deux mois, la ville ne payait plus les "frais annexes". Les copains et camarades, au comptoir, le hélaient. « Aristippe, regarde par là !» ; « Eh la grosse blonde ! Elle est pas mal» ; « t’as vu le p’tit vieux, plus grand-chose à... » - mais quand venait un gamin- 18, 20 ans- ils ne disaient plus rien. Et puis, ils faisaient de moins en moins de blagues. Les gars s’étaient lassé, sans doute. On avait ri bien volontiers de cette file des autres. Mais plus trop et plus avec les mêmes. Et puis y’avait l’odeur. Une sale odeur de viande mêlée aux feux d’artifices et à l’encens que faisait brûler la ville, encore pour quelques semaines. D’ailleurs, il pouvait plus en manger de la carne, depuis des mois déjà. Un steak, il en aurait pas voulu. Certains parlaient des 10% d'nazis du parlement. Aristippe savait qu’c’était des salauds, comme les colonels et tous les autres. Des profiteurs, il disait. Mais il le disait peu. Faut pas faire fuir les clients. Quand les feux s’allumaient - il appelait ça « les lumières de la ville », en souvenir du cinéma du monde d’avant - on parlait du foot ou du corps des chanteuses ; plus des autres, plus de politique. Et puis les plus drôles étaient encore ceux des gradins. Ils venaient de partout pour voir les autres se faire griller. Ils attendaient là parfois deux ou trois heures pour avoir les bonnes places. Les plus acharnés, c’était les hollandais. Ils venaient dès 8h pour la séance de 12h. Ils achetaient quelques fois des brioches au beurre avec leur café du matin. Avant d’aller prendre leurs places. Ils avaient des grands paravents aux couleurs d’une supérette ou d’un cycliste ; il était plus très sûr. Le plus marrant c’est qu’ils ressemblaient à des pauvres d’avant mais qu’ils payaient jusqu’à 90 euros pour les regarder. Aristippe les observait parfois quelques minutes. Se demandait beaucoup de choses. Un peu absent. Et il retournait au travail.

  Helena rangea avec soin le Ta Nea du jour dans le tiroir du bureau. On lui avait offert une place dans le « Carré or » réservé aux familles. Elle avait préféré rester dans sa chambre. C’était pourtant un privilège accordé aux proches de ceux qui avaient choisi. Depuis la mort du vieux, les suicides s’étaient multipliés sur la place Syntagma, de deux à trois par semaine, on était passé à une dizaine par jour. Très vite, la municipalité, aidée par le gouvernement, dut prendre la mesure des événements en aidant à l’organisation matérielle des opérations. Cela consista au départ à assurer le transport des corps calcinés. Et puis, devant l’ampleur de la crise touristique, ils avaient commencé à vendre des billets et à faire venir des gens. Au début, cela avait amusé beaucoup de monde cette tradition de l’immolation. C’était « unique en Europe ». Helena n’avait pas été, à proprement parler, amusée. Mais ça avait de la gueule quand même. D’en finir comme ça. Elle était même allée y faire un tour, il y a six mois de cela. C'était gratuit pour les citoyens grecs. Il fallait juste présenter une carte d'identité avec une photo récente. Elle avait tourné de l’œil en moins de trois minutes. Les dômes de fumée qu’elle avait alors aperçus lui avaient rappelé le pope qui l’inondait de ses vapeurs réconfortantes lors des messes du dimanche. Il n’y eut ce jour-là aucun réconfort. Des Ganges sombres et sales couverts de fumées. Comme sur les photos d’un « lointain Orient », comme ils disent dans les guides. Elle ne savait pas encore que Ioannis. Elle ne savait pas qu’il ne verrait pas d’autres choix. Que même elle ne suffirait pas. Mais elle avait réouvert les yeux avec un goût amer et une odeur de merde. Celle de ceux qui avaient choisi.  

  Lorsque Ioannis versa le bidon sur ses cheveux, il se dit que la tristesse et la joie sont les sentiments des petits. Il n’y a que haine et amour. Il n’y a que ceux qui ont choisi. Ceux qui brûlent ou qui détournent des avions. Ceux qui refusent et se donnent. A quoi bon. Il ne pouvait plus rien. Juste cela. Leur montrer. Se montrer.

  Un enfant avec une casquette Justin Bieber se mit à applaudir à tout rompre. On n’entendait que lui et le rire puissant et viril de son père en Birkenstock.
  La journée avait été correcte. Aristippe finissait les comptes. Quelques habitués. Quelques spectateurs. Il était déjà 20 heures et la fumée épaisse laissait à peine voir le Parthénon.

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