lundi 7 mai 2012

Clivage(s)

6 Mai 2012. La Bastille s’embrase comme après un but de Zidane ; « le peuple de gauche » est dans la rue et je n’ai aucune envie de m’y trouver. Non que je n’aime pas le vent frais des soirées de mai; j’ai même un goût prononcé pour les prises de Bastille qui me semblent être, en règle générale,  des activités salvatrices, mobilisatrices et émouvantes. Non, ce soir, je n’ai pas le cœur dans la rue et je vois s’ouvrir un cycle qui ne semble enchanter  que quelques  troubadours de la bonne conscience. Faut-il vraiment que nous ayons souffert de la fausse hyper-présidence aux mains fermes pour célébrer, pleins d’ardeur, la vraie hypo-présidence aux mains flasques ? Faut-il avoir pleuré devant Mireille Mathieu et Faudel pour faire des petits sauts de Cali à Josiane Balsako ? « C’est esstraordinaire ! ». Faut-il avoir été ridiculisé par leur France de retraités millionnaires pour se voir représenté par la « jeunesse », force politique qu’un marxiste ne peut connaitre faute de ne l’avoir jamais rencontrée ? Célébrons, festoyons, donnons culte à l’icône « jeunesse » dans des libations collectives ininterrompues. Les lendemains ne seront pas difficiles, ils ont cessé depuis longtemps. « Homo festivus » lève-toi et fais renaître dans ton fracas les derniers traits ridés du comique Bedos, relevé du tombeau en Lazare de la grande occasion. Ce soir de Mai, j’attends dans mon canapé que quoi que ce soit advienne. J’attends d’entendre un discours articulé, lyrique, emporté, frondeur. Ce jour de Mai, j’ai voté François Hollande et j’éprouve une joie modérée.

J’aurais dû en être,  je suis de gauche, j’aime profondément les joies collectives du peuple de France et j’ai connu « ce goût du bonheur qui rend la lèvre sèche » en écoutant Jean-Luc Mélenchon, mais quelque chose semble s’être rompu. Comme si ce n’était pas ma famille qui avait gagné.

En crise d’identité politique, comme un couple finissant s’amusant à quelques généalogies dans un carnet à spirales, il convient d’aller chercher aux racines  de l’idéologie française la clé de nos dialectiques. Pourrais-je ainsi comprendre et expliquer pourquoi j’ai pleuré pour Chevènement en me réjouissant de voir chuter Jospin ; pourquoi j’ai crié mon « non » en 2005 à la face d’une gauche moderne ; pourquoi, enfin,  Mélenchon m’a fait lever le poing et chanter la France sans qu’Hollande me fasse lever les yeux vers son discours de victoire.

Partons d’elle, donc. « Liberté, Egalité, Fraternité ». Il faut toujours trois parties, tout le monde vous le dira. Mais la France, pas plus que toute autre, n’a pu réussir à résoudre la dialectique « Liberté / Egalité » ; la fraternité n’étant pas une «aufhebung », la résolution féconde d’une conflictualité, mais la force qui limite l’extension indéfinie des autres paradigmes. A ceux, trop individualistes, qui veulent toute liberté, elle vient rappeler les concitoyens en souffrance. Quant à ceux, ignorant de l’individu (dont je suis parfois), qui veulent toute égalité, elle leur rappelle son exigence de douceur, de décence et d’humanisme. La fraternité n’est donc pas la résolution de l’être français, elle est ce qui nous permet de coexister dans un même espace politique en  modérant les sororales passions de ces deux congénères.

Voilà donc l’espace politique qu’il faut interroger. Celui qui n’a jamais trouvé de réponse autre que « la France » (qui est à la fois contexte et métaphysique et ne permet donc pas un positionnement politique à l’intérieur de son spectre).  Il s’agit donc de décrire rapidement le champ d’appartenance à chacune des deux familles françaises : Liberté et Egalité. Je propose, pour éviter un travail terminologique plus fastidieux  de me baser sur la prospective suivante : appartient au camp de la Liberté celui qui est prêt à céder une part d’égalité du corps social pour pouvoir en jouir entièrement  et appartient au camp de l’Egalité celui qui est prêt à céder une part de liberté du corps social pour pouvoir la voir se réaliser entièrement. De là, on peut déduire que les adeptes de la Liberté sont prêts à garantir l’Egalité tant qu’elle n’affecte pas leur matrice, ce qui ne manque jamais d’arriver sur de multiples terrains, et les adeptes de l’Egalité sont prêts à garantir toute liberté tant qu’elle n’affecte de la même façon leur matrice originelle. Les différences au sein de ces familles se faisant sur l’étendu des champs d’application de la matrice. Ainsi ai-je longtemps débattu avec quelques camarades sur l’application nécessaire de la matrice « égalité » aux champs culturels, sportifs, gastronomiques… quand par tradition « de gauche », ils souhaitaient la faire fonctionner dans le domaine économique uniquement.

Il s’agit dès lors de lire le clivage gauche/droite au travers de ces deux matrices. La gauche postule traditionnellement que la matrice égalité doit fonctionner sur des sujets économiques et que le reste du champ social et intellectuel peut-être laissé à la liberté. La droite à l’inverse postule que la matrice liberté doit opérer sur les sujets économiques et que le reste peut être soumis à l’égalité de la loi. Je ne postule donc pas l’inexistence de ce clivage, il serait même ridicule de le nier tant il est riche de sens historique et encore très ancré sociologiquement. Emmanuel Todd faisait d’ailleurs remarquer  qu’un français ne passait de gauche à droite et vis versa si aisément. En effet, la plupart des familles « de droite » sont attachées à la liberté d’entreprendre et aux valeurs familiales héritées du catholicisme quand un plus grand nombre de familles « de gauche » sont attachées à la justice sociale et à la liberté de l’individu sur les plans sexuels ou familiaux. Mais ce clivage est aujourd’hui plus culturel que politique car la mondialisation néo-libérale a fait triompher le libéralisme économique et  le libertarisme des modes de vie au travers de la financiarisation du monde et de la mise au pas (de la « ringardisation » devrais-je dire) des valeurs traditionnelles. Nié la dérégulation massive des anciennes pratiques, à la fois plus solidaires et marquées par une culture  patriarcale, que nous les aimions ou non, serait vain et inutile. Ce n’est plus une zone de combat dans les démocraties occidentales et la critique en est abandonnée à ce qu’ils appellent « les extrêmes »: critique partielle de l’économie capitaliste au Front de gauche et attaque partielle du droit à l’avortement au Front National. Les questions politiques sont donc reléguées aux marges par le système politico-médiatique pour le meilleur (inutile dans notre République de parler à nouveau de l’avortement et de la peine de mort) comme pour le pire (les français ont besoin que la répartition des richesses et la dictature immorale et dangereuse du système financier soient mis sur la table). Il ne reste donc plus que de la culture dans le clivage droite/gauche, ce qui n’est pas inessentiel mais pas directement politique. On ne s’étonnera plus, dès lors, du choix de questions culturelles, totalement vides de sens politique, au cœur de la campagne (viande halal, automobile…). Le seul clivage politique stable dans la République qui permet de faire à la fois de l’Histoire et de la prospective à long terme est donc la dialectique Liberté / Egalité.

Intéressons-nous d’abord au camp de la liberté. Il est et a été une force essentielle de l’idéologie française. Vous aurez compris que mon cœur penche de l’autre côté mais il faut reconnaitre que la France a longtemps transmis cet idéal dans le monde ; ceci expliquant sans doute qu’il nous soit revenu sous la forme poreuse de la mondialisation néo-libérale et de l’Europe de Bruxelles. Soyons plus précis sur la morphologie de cette famille de la liberté. Elle se constitue pour l’essentiel du camp libéral, devenu largement néo-libéral. Lié dès le XIXème siècle, à l’autre bout du spectre traditionnel, au libertarisme anarchiste. Ils seront rejoints au début du XXème siècle par la social-démocratie, cette gauche bourgeoise très hostile à l’égalitarisme syndical et ouvrier.  La démocratie chrétienne prend aussi une part importante dans ce tableau de famille, jouant largement son rôle dans les institutions européennes (et donc dans la destruction du métarécit égalitaire). Enfin, l’enfant turbulent que constitue l’écologie politique peut prendre la dernière  place sur la photo.

Le génie français (je le dis d’autant plus facilement que je n’en étais pas) fut sans doute, au lendemain de la seconde guerre mondiale de pointer la responsabilité des forces de la liberté, libérale et social-démocrate, dans les échecs politiques et stratégiques des années 30. Les forces de l’égalité (communistes et gaullistes) qui prirent  toute leur part dans la résistance se sont alors chargées d’écrire le discours national français de la réconciliation. Ce discours français du CNR est emprunt à la fois de solidarité ouvrière et d’égalité chrétienne, de passion agricole et de modernité industrielle. Il réconcilie donc la France de l’Egalité qui s’est perdue dans les méandres de « la gauche » et de « la droite », cessant d’opposer la France des usines et la France des églises qui bien souvent était la même. Tous les sondages, les dîners de famille, les discussions de bistrot montrent que les français sont très attachés à ce moment de leur histoire, qui constitue encore pour beaucoup d’entre nous rien de moins que l’epistémé nationale.

Bien évidemment, on connait la suite. La famille de la liberté fit feu de tout bois dans les deux camps. Portée par deux figures symboliques : Daniel Cohn-Bendit d’un côté et Valéry Giscard d’Estaing de l’autre. Le premier, avec l’aide d’une partie du camp trotskyste, réorganisa, dès Mai 1968, le visage de la gauche autour de la seule question des libertés. L’hostilité que manifestèrent, pendant de longues semaines, la CGT et le Parti Communiste face à ce mouvement témoigna à la fois de la conscience de classe indéfectible des premiers et de la vision, tristement prophétique, des seconds. Quoi qu’il en soit, la gauche fut réorganisée pour longtemps autour des questions de mœurs, de libertés civiles, de « combat contre les dictatures », d’ «Europe libre et unie » ou de « droits de l’homme » ; forces, parfois positives, mais au combien omniscientes et totalisantes du camp de la Liberté. La droite, plus ancrée dans ses traditions prit plus de temps à succomber. C’est donc Giscard, revêtu des habits dorés du « Kennedy à la française », jouant au football et très "détendu d'la moeurs" (comme disent mes élèves depuis que je leur ai expliqué le sens de ce mot), qui fut chargé de la tâche. Il s’agissait de faire comprendre à son camp, qui ne l’oublia jamais, que seule une économie libérée des vieilles pesanteurs publiques et administratives pouvait permettre de rivaliser dans un contexte qui se mondialisait.

Le camp de l’égalité a donc perdu le travail du métadiscours depuis les années 70 ; la société se décrit, la France se pense, au travers du discours de la Liberté et de ses valeurs. Tous les changements de régime qui suivront (à l’exception de 14 à 16 mois autour de l’année 81) viendront témoigner de ce triomphe de la Liberté sur un camp de l’Egalité qui avait perdu la capacité la plus importante en démocratie, celle de dire le monde. A de trop rares occasions, lorsque des choses graves peuvent advenir, il nous arrive de nous retrouver. Il est émouvant de voir comme les appels de 1992 et de 2005 ont été entendus et comme, si facilement, malgré les discours de la Liberté parés des armes du bien et de la vertu, nous avons été capables de retrouver, très naturellement, presque d’instinct, notre famille. Alors, la famille de l’égalité est, elle aussi, complexe et mouvante, elle a comme toute famille son tonton un peu dégueulasse mais elle est par essence la force populaire. Ces forces historiques étant le communisme, le socialisme républicain (qui se réconcilient dans le Front de Gauche), le gaullisme souverainiste et une partie du nationalisme. Quelques mots sur ce tonton dégueulasse qu’est le Front National. D’abord, l’intérêt de classe c’est le Front de Gauche mais il y a aujourd’hui une bonne moitié des électeurs du FN qui sont des prolétaires et qui appartiennent sociologiquement à notre camp (je reviendrai dans mon prochain article sur la meilleure façon, à mes yeux, de repenser la notion de prolétariat). Il faut les convaincre de revenir. Inutile d’attiser la haine : contre le FN ou ses leaders si vous voulez mais jamais contre ses électeurs dès lors qu’ils ne sont pas racistes. S’ils sont racistes, ils n’appartiennent plus au camp de l’égalité dans la mesure où ils n’appartiennent plus au camp républicain, les choses sont limpides. Comment les reconquérir et entraîner avec eux les gaullistes orphelins ? En suivant la dialectique énoncée ci-dessus rien de plus simple: aucun compromis avec le camp de la liberté qu’ils appellent, très consciemment, « le système », dans la mesure où le camp de la liberté fait, à proprement parler, système contre nous depuis plusieurs décennies. Nous sommes les partageux, les solidaires, l’anti-système, l’ordre populaire et la souveraineté retrouvée du peuple français ! Voilà de quoi faire une belle famille recomposée (sur sa gauche). Nous ne devons plus nous laisser piller, vider ou insulter par nos ennemis de l’extrême droite ni dérouter et outrager par ceux de notre prétendu « camp » qui arrivent au pouvoir. Chez nous on appelle cela « Classe contre classe » et  l’arme de la classe ouvrière c’est nous. Nous devons être la synthèse égalitaire.

Vite l’alternance à venir ! Cela fait bientôt un demi-siècle que la famille de l’égalité l’attend !

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