mardi 15 mai 2012

Prolétariat(s)

Certes j’ai conscience de commencer par deux poncifs, deux cas d’école ; après les fractures idéologiques, je vais m’efforcer de penser les fractures sociologiques. Rassurez-vous le prochain article parlera de culture, de musique populaire et de pornographie. Je vous annonce même qu’il portera sur le désir et la frustration comme instruments de domination du capitalisme financier.  Je vous promets du Lana Del Rey, du Drive, des Monumenta …plein de choses qui m’attireront des lecteurs jeunes et disponibles (ainsi que des liens Google ; j’ajoute à cet effet les expressions « hollande avant son régime », « chats taquins » et « Kim Kardashian »). S’en est fini pour le teaser.

Deux événements m’ont imposé cette nouvelle thématique : la place accordée au peuple, aux « petites gens », « aux sans­-grades », à la « France silencieuse », n’a jamais été aussi importante que dans cette campagne. Le populisme, entendu comme volonté noble de parler à tout le peuple, n’a jamais été si imposant. Tous, à l’exception de François Bayrou, Eva Joly et François Hollande s’en sont revendiqués. Il est drôle de remarquer que nous tenons dans ce camp « anti-populiste » une bonne part de notre gouvernement à venir, à court ou moyen terme. Reconnaissons aux socio-démocrates le mauvais goût d’être toujours éloignés des passions tribuniciennes.  Tous en appelaient au petit peuple mais tous ne lui prêtaient pas la même parole ; les joutes furent rudes entre ceux qui pensaient que ce peuple ne voulait que du « social » et ceux qui ne lui prêtaient que des passions « identitaires ». Car ce peuple, il faut bien l’incarner.

Ce faisceau évènementiel  a aussi rencontré ma récente lecture de Slavoj Zizek qui remarquait fort à propos : « Les gens déplorent  que la ligne de démarcation dans le cadre de la lutte des classes constitue une règle vague, indécise et falsifiée ». Chacun en effet se demandant si la ligne lui passe dessus, dessous ou même s’il y est inclus ? D’aucun se pensant à tort extérieur au concept de « prolétariat » quand d’autres s’en réclament pour le falsifier.

Pour commencer, il faut partir du prolétariat marxiste qui est une donnée d’essence économique désignant, de façon absolue, celui qui «ne possède pas de Capital et qui doit, pour subvenir à ses besoins, avoir recours au travail salarié ». Cette définition XIXèmiste est volontairement généreuse, pour préparer à la lutte des classes des catégories larges de population. Or, nombreux sont ceux aujourd’hui, que nous appellerons « les classes moyennes », qui ne sont pas dans la possession du capital à des fins d’exploitation et de profit mais en jouissent néanmoins de façon plus ou moins marquée. Il serait ainsi absurde d’appeler « prolétaire » un trader, pourtant salarié d’une force capitaliste qui jouit de et à son profit. Dans ce cadre marxiste « originel » seraient comptabilisés Cristiano Ronaldo, salarié, donc prolétaire, du Real Madrid, ou Johnny Hallyday, salarié donc prolétaire, de sa maison de disque. Le salariat n’est donc plus une situation directement qualifiante pour appartenir au prolétariat. La notion postmoderne de précariat ne fonctionne pas plus car artistes et sportifs peuvent  tout autant s’en réclamer. Le développement de la classe moyenne place d’ailleurs ces salariés du tertiaire au cœur de la lutte. Ils revêtent une importance considérable pour la bourgeoisie qui peut se poser, légitimement, cette simple question : leurs aura-t-on donné des salaires suffisants pour qu’ils soient de notre côté le moment venu ? Pour Cristiano Ronaldo et Johnny la réponse est claire ; pour les autres l’enjeu est de taille.

Il importe donc, plus simplement encore, de définir le prolétariat par un niveau de revenus. J’abandonne le chiffrage précis aux sociologues  (toutefois les 45% de foyers non-imposables de France me semblent être une bonne base de travail) pour réfléchir aux structures idéologiques qui forgent les différentes incarnations de la fonction « prolétaire ». En effet, depuis plus de deux décennies,  deux figures du prolétaire se disputent, deux figures devenues presque mythologiques, qui subissent de la même façon et suivant les mêmes modalités les  foudres du système politico-médiatique. D’un côté, un prolétariat de banlieue issu de l’immigration que les médias présentent comme dangereux et inintégrable ; de l’autre un prolétariat « de souche » péri-urbain ou pavillonnaire que d’autres médias présentent comme stupide et tout aussi menaçant. Face à ces deux figures, nous assistons hébété à une forme de répartition gauche/droite de la figure du prolétaire et en même temps à sa dissolution dans cette disjonction ; comme si chacun était attaché à sa figure mythique tel un grand noble distribuant quelques miettes à ses « bons pauvres » : l’immigré pour la gauche institutionnelle et le déclassé petit blanc pour la droite et l’extrême droite.

La « gauche » a fait depuis quelques années, « aidée » par le travail de SOS-Racisme, de l’immigré une figure tutélaire de son combat. Comprenant, avec justesse, qu’il s’agissait là d’une zone de prolétarisation de la société française, mais excluant de sa dialectique un champ sociologiquement très important. Dans ce combat, noble mais clivant, de nombreux prolétaires n’ont plus reconnu leurs revendications en propre. La fracture était irrémédiable et elle fut largement accentuée par les médias et les intellectuels de la gauche institutionnelle qui ne manquent jamais une occasion de parler des « beaufs »,  qualificatif servant désormais à stigmatiser tout prolétaire non-immigré. J’ai moi-même, en tant qu’enseignant de « banlieue », une tendresse particulière pour le prolétariat issu de l’immigration mais il importe de conserver l’universalisme du concept pour réparer les divisons qui ne font que nous desservir.  Des intellectuels de droite accusent régulièrement la gauche d’avoir abandonné le peuple à partir de 1983 ; c’est faux, elle a « seulement » choisi son peuple, ce qui n’est guère mieux.

La  « droite » a, de son côté, tenté de faire le travail pour récupérer ce prolétariat délaissé par la gauche institutionnelle mais, discréditée par l’argent, le pouvoir et la servilité à l’égard des puissants, elle n’avait aucune chance de réussir. C’est donc largement sur cette incapacité qu’a prospéré l’officine FN qui, bien loin de jouer le jeu de la réconciliation (c’est à cela que l’on peut voir les intérêts de classe qui sont servis), a tout fait pour accentuer le clivage. Que ce prolétariat s’éloigne d’une gauche morale et méprisante, il n'y a là rien à dire mais la faire tendre à l’opposition avec l’autre moitié du prolétariat français, c’est un crime impardonnable !  Ainsi la figure de « l’islamo-racaille » fut inventée pour disqualifier dans un même mouvement les sous-prolétaires américanisés et les fidèles de la deuxième religion de France, joignant dans l’inconscient social le banditisme et la pratique de l’islam ; association inconsciente et honteuse ancrée aujourd’hui dans de nombreux esprits.

 Quand la gauche morale insultait à longueur de Technikart, d’Inrockuptibles, de Libération, de France Inter, « les beaufs » et  « les incultes », devenus bientôt tous plus ou moins racistes et pédophiles ; l’extrême-droite (aidée par les médias de la droite qui y trouvaient son intérêt en faisant rompre une bonne partie du peuple avec la gauche) à longueur de TF1, Figaro, de Compléments d’Enquête et autres Reportages prépara la France à haïr ces banlieues et les gens simples et honnêtes qui les peuplaient ; les premiers sourient devant la bêtise du prolétariat «souchien»  avec les Deschiens ou Sophia Aram quand les seconds rient des fautes de français et de l’accent des immigrés avec Michel Leeb ou Laurent Gerra. La droite angoissée et la social-démocratie méprisante ont donc opéré une scission à la fois sémantique et idéologique de la notion de prolétariat. Les uns vivant dans la peur de l’excision, les autres dans celle du tuning.

Que la bourgeoisie française se dispute pour savoir qui sont les « bons » pauvres, peu nous importe finalement, mais le plus grave est de prendre en otage le prolétariat divisé dans cette lutte qui n’est plus qu’une opposition culturelle empêchant la lutte de classes réelle par la segmentation du prolétariat. Cette logique d’opposition étant « chouchoutée », bichonnée, par les deux camps qui se plaisent à manipuler les contentieux coloniaux et l’insécurité à des fins propagandistes. Il va donc falloir réparer, soigner les plaies. Que mes amis de gauche comprennent que l’immigré n’est qu’une figue possible, une image, une mythologie réactualisée du prolétaire, certes séduisante, mais dans cet autre prolétariat que vous méprisez bien volontiers, il y a aussi nos camarades à retrouver : nous ne pourrons pas nous réconcilier sur du mépris culturel. Que les honnêtes républicains de droite comprennent à leur tour que l’immigration n’est pas le mal qui ronge la France, qu’ils ont même, souvent plus que nous, des affinités spirituelles avec les pensées de l’Islam et que s’ils veulent s’opposer aux dangers transnationaux, ils ont largement de quoi faire sur d’autres thèmes plus urgents. Enfin, c’est un travail de terrain qu’il convient de faire pour réconcilier, unifier et reconquérir le prolétariat économique ; montrant partout où cela nous est possible où est le vrai ennemi et cela des deux côtés.

Cependant nous courons aussi le risque, manifeste lors du dernier scrutin, de trop essentialiser le rapport économique. Il n’y a pas d’oppression qu’économique.  Certes le capital économique annule toutes  les autres souffrances et permet trop souvent de se « racheter ». Mais il existe aussi une prolétarisation symbolique, qui ne provient plus seulement d’un salaire absent ou trop faible mais d’un sentiment général de déclassement, de mise à l’écart, que nous nommerons le prolétariat des affects. Cette prolétarisation des affects provient aussi, à proprement parler, d’un manque de capital qui ne provoque pas directement l’impossibilité matérielle de l’existence mais la naissance d’affects négatifs. La liste des causes de ces affects prolétariens est nombreuse et va de la petite humiliation insignifiante au cas majeur et grave ; elle semble même tendre vers l’infini. Le prolétariat des affects mineurs se composant, par exemple, de ceux qui ne savent pas réaliser un bon fond de sauce, de ceux qui souffrent de MST légères, de ceux qui n’ont pas accès à l’offre haut-débit ou à du bon fromage de chèvre. La liste est aussi risible que terrifiante. Toutefois, trois critères, générant des affects majeurs, sont à retenir au milieu de ces passions individuelles : le territoire, la culture et le physique.

La question territoriale est essentielle et a été mise en avant par le géographe Christophe Guilluy, qui y place le cœur des « fractures françaises ». Il suffit d’analyser la carte du vote pour valider cette interprétation. En effet, le vote FN est très fort dans la troisième couronne ; il touche souvent des populations aux revenus légèrement supérieurs à ceux des banlieusards mais qui nourrissent une prolétarisation des affects due au sentiment de relégation, d’abandon et à la peur d’une contamination de l’insécurité largement mythifiée. Il y a donc, entre trente et cinquante kilomètres des centres villes, un prolétariat en attente, nourrissant légitimement des affects négatifs. De la même façon que pour les « vrais » ruraux, il faut nous réapproprier ce peuple, en parler, le saluer, la valoriser. « Gloire à toi, peuple trans-francilien, peri-peri-urbain, nous revenons vers toi après tant d’années de silence… ». Mais il nous importe aussi de lui offrir des réponses plus précises : l’intégration urbaine par le développement des transports, le renforcement des services publics, la mise en place de structures communautaires au sens noble et un large accès à la culture. Le succès populaire de la campagne de Jean-Luc Mélenchon témoigne fortement de cette envie d’expérience collective, de ce désir de rompre l’isolement. Il faut que chacun ait la possibilité de transformer le témoignage numérique de ses affects en une expérience collective de préparation de l’Evénement.  

L’apport bourdieusien ne doit pas, non plus, être négligé. Je veux bien sûr parler du capital culturel. Certes, la culture est largement devenue une « monnaie » d’échange dans les relations inter-personnelles et trans-étatiques mais il n’y a aucune raison pour que de grandes masses de la population française aient l’impression de n’en posséder aucune part. Si souffrir d’un déficit culturel est socialement discriminant, le discours élitiste de la gauche républicaine a largement contribué à creuser un fossé qui conduit un grand nombre de nos concitoyens à se dire : « ce n’est pas pour moi ». Or, le capital culturel est pour tous et il ne doit y avoir aucun renoncement, aucun gage donné à cette forme de prolétarisation qui accentue les fractures. Comment dès lors partager les richesses culturelles ? L’accès à la culture est globalement bon en France, il doit être encore développé mais le problème ne se situe pas là. Il faut davantage travailler la représentation et la nature de la culture même. Ainsi, la France s’adosse, et c’est toute sa grandeur, sur une culture de l’élitisme républicain qui célèbre verticalement des enjeux souvent nés dans ces élites. Il y a, dans ce cadre, beaucoup à dire sur l’école qui en abandonnant le savoir au profit des savoir-faire a largement contrarié son origine républicaine ; sacrifiant la méritocratie pour sacraliser des activités communicationnelles propices à la reproduction de la culture de classe. Certes je préfère disserter sur ma culture théâtrale que de calculer des aires et des surfaces mais il y a plus d’égalité face au théorème de Pythagore que dans « l’expression libre d’un sentiment ».  L’école française poussant le plus « loin » possible dans un tronc général unique des élèves qui s’y ennuient et s’y perdent fabrique toujours à la chaîne du « ce n’est pas pour moi ».  Il faut le répéter : il y a des modèles de réussite, au pluriel, et il existe une culture technique et professionnelle de grande valeur. Le grand récit français depuis les Lumières développe l’idée que la connaissance est liberté ; il convient de mettre à distance cette poursuite de la liberté. En tant que professeur, je ne suis pas plus libre qu’un autre, je suis, autant que tous, le fruit de déterminismes qui conduisent à une position sociale, qui me mènent vers une culture et me tirent vers un vote. La culture produisant de la liberté est en grande partie un mythe ; il n’y a pas plus de liberté sociale dans l’achat de macarons Ladurée que dans l’écoute d’ Evasion ou l’action d’ « aller fluncher ». Il n’y a pas plus de libertés dans une classe de HEC qui pense que la rigueur est inévitable et qu’il ne faut pas trop taxer les riches que dans une classe de ZEP qui pense que le travail est un truc de « bolosses » (ce qui, soit dit en passant, est plus rare que le premier cas évoqué).  L’ouvrier licencié après délocalisation qui vote FN n’est ni moins libre ni plus libre que moi, professeur de Lettres de 28 ans issu de la classe moyenne qui vote pour le Front de Gauche. Il n’y a nulle liberté dans nos choix réciproques, il n’y a que déterminisme et circonstances. Nous ne pourrons annuler le déterminisme de classe qu’à long terme. Il importe dès lors de nous rendre maître des évènements  qui nourrissent les circonstances. Il faut donc, non en dessous ni à côté mais au cœur de la  grande culture verticale française, construire une vraie culture horizontale basée sur les solidarités culturelles, la mise en commun des expériences et le respect des acquis de chacun. 

Enfin, il faut entendre la volonté houellebecquienne d’étendre « le domaine de la lutte » au capital physique et sexuel. Dans la frustration, liée au déficit de ce capital, se logent de très nombreux affects négatifs. A ceux qui diront, fort justement, que la laideur n’est pas un critère politique, il apparaît néanmoins qu’elle trouve bien souvent une expression politique car elle pousse à contester un ordre qui déclasse. La colère de ceux qui se pensent laids, les déclassés du grand marché de la sexualité, est d’autant plus intéressante qu’elle postule, de façon très intellectuelle, qu’un changement de régime (politique entendu) impliquerait un changement des critères esthétiques. La roue de fortune pourrait alors être plus favorable.

Nous sommes aujourd’hui les maîtres incomplets du discours sur l’exploitation économique ; les mécanismes européens et mondialistes de domination n’ayant pas encore, tous, été mis à jour. Nous pouvons donc prétendre à être le coeur d'une vraie union populaire mais c’est sociologiquement insuffisant.

Il faut parler à tous, tenir tribune, lever discours pour le prolétariat devenu par les circonvolutions socio-historiques tant de prolétariats que l’Evènement doit nous rendre un.

Ouvriers, salariés, chômeurs, précaires, intérimaires ;  il faut immédiatement réunir le prolétariat, sciemment divisé par le système.

Mais aussi les laids, les semi-ruraux, les solitaires, les lents, les dé-connectés, les petits, les mal-orientés et désorientés, les gros, les timides, les auditeurs d’NRJ et de France Bleue…tous expriment la colère du déclassement dont nous devons être la seule réponse ; celle de la remise en cause radicale du système dans laquelle se catalyseront à la fois les prolétaires économiques et toutes les colères du prolétariat des affects.

 Et puis rassurons-nous devant l’ampleur de la tâche car le déplacement, le positionnement, permanent de la ligne matérialisant la division de classe n’est pas un préalable à la lutte de classe, il EST la lutte des classes.

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