mercredi 23 mai 2012

Jouis, fonctionne et souffre...

...petit bréviaire de la névrose des temps nouveaux.

Lana couronnée, ange blanc au cœur d’un vieux palais toscan, accompagnée de tigres domestiqués ; Lana dans une voiture, sur une plage, aimante et reconnaissante, royale et hésitante. Déjà, quelques temps avant, elle nous avait invités à quelques fantasmatiques activités : « Open up a beer (…) and play a video game.  I'm in his favorite sun dress. Watching me get undressed”. Lana qui ne nous soumet pas, l’espace d’un clip,  à l’impératif de séduction dans la mesure où elle nous vend l’idée qu’un simple joueur de « Video Games » porteur de « Blue Jeans » pourrait, éventuellement, lui suffire. Sorte de rêve vaporeux, de fantasmatique définitive du garçonnet postmoderne ; la fille qui se déshabille en plein cœur d’un partie de FIFA et qui a eu le bon goût de venir avec des bières et quelques tigres. Plus qu’à mettre pause : « It’s all for you », ne manque-t-elle pas de conclure. Elle pourrait encore ajouter  « je t’amènerai des arachides en dessous intrépides » (ou plus simplement "des cahouettes en nuisette") ou « tu verseras du Ricqlès sur mes fesses » (enfin, je ne suis pas certain que cette fantasmatique soit très répandue) et l’ensemble des rêveries du genre masculin mondialisé seraient définitvement embrasées.

Mais le malaise, qui est aussi génie publicitaire, est le retournement idéologique à l’œuvre dans le clip de « Born to die ». En effet, la lipeuse petite rousse s’affiche à demi-nue devant le drapeau américain avant de s’exhiber en grande prêtresse dans une chapelle vénitienne. Lana nous indique  manifestement, parfois dans la gêne et la pudeur, qu’elle est, au milieu de toutes celles qui l’ont précédée et de toutes celles qui la suivront, l’instrument d’un nouveau dogme   au-delà du patriotisme et de la religion, sensé à la fois expulser et déclasser ces deux valeurs. Ce nouveau dogme que construit depuis plusieurs décennies la mass culture est fait de sexe dans des voitures vintage, de vestes à franges et de nuits éveillées ; il a donc des atours plutôt sympathiques mais il porte les deux impératifs catégoriques des temps nouveaux : l’impératif de jouissance et l’impératif de performance.
L’ impératif de jouissance
est fortement lié à la liberté, à la société des loisirs. Quand on nous conseillait hier de prendre du bon temps dans toutes les chansons populaires de fin de banquet, on nous ordonne aujourd’hui de jouir. Celui qui ne jouit pas n’est rien.  On claironne « Liberté », « plaisir », « profiter », « fêter », « s’oublier »…le modèle social se construit de Projet X, en Very Bad Trip, de libations cannoises exhibées sur Canal  en reportages insider dans la vie des people. Le marché a besoin de cet impératif de jouissance pour que ses consommateurs, largement appauvris, usent de l’endettement massif pour leur ressembler, pour ressembler à tous ceux qui jouissent ou semblent jouir, quand certains se sentent vides et malheureux. Le capitalisme a inventé les stars quand il s’est montré incapable d’assurer la redistribution. Le fordisme, reposant sur la consommation consentie des classes moyennes, est mort ; il fallut réinventer un capitalisme du désir basé sur l’endettement. "Peuples d’Occident largement déchristianisés: en dehors de la jouissance il n’y a pas de salut ! En dehors du plaisir, il n’y a pas de vie !"
Le marché inventa l’impératif de jouissance et, dans le même temps, les moyens marchands pour laisser à penser qu’il est possible de le rassasier. Il ne restait plus qu’à cueillir ces peuples vidés de spiritualité et de raison publique par l’impératif de plaisir, devenu jouissance. Le ressort essentiel du marché est la sexualité qui peut véhiculer aussi bien un désir de musique, de parfum, de vêtements, de sodas que de petits pois, de confiture ou de lessive. Dans cette même logique, les secteurs du tourisme et des loisirs prirent une importance considérable produisant de la jouissance « all inclusive ».
Mais cet acte de jouissance est rendu largement impossible. En effet, la consommation d’un produit manufacturé ne garantit que rarement la jouissance sexuelle réelle quand la joie d’un voyage, d’un concert ou d’une lecture appelle toujours l’immédiate frustration des retours. L’impératif de jouissance a donc, essentiellement, produit une culture de la frustration dans laquelle même les plus fortunés ne font que repousser les limites du désir et rendent impossible le moment de la jouissance par la surabondance des biens.
L’individu occidental est largement soumis à la surabondance, même si elle n’est que rarement économique, surabondance de désirs, de moyens de les satisfaire, de  pornographie, d’appels du pied et d’appels à le prendre qui conduisent non au plaisir, si ce n’est le temps de l’instant consommable, mais à la frustration. Il s’agit alors de dépasser cette frustration, parfois jusqu’à une monstruosité réconfortante ou une violence symbolique de plus en plus manifeste.
Les héros postmodernes se retrouvent eux-aussi soumis à la frustration, se livrant à un déchaînement du refoulé. Dès lors, ces héros ne sont plus tout à fait des artisans du Bien. Du Ryan Gosling de Drive à Jack Bauer, l’héroïsme commence à avoir les mains sales. Dans Drive, la violence se fait même directement comme une transition méta-sexuelle, comme une forme de sexualité enfin aboutie :

Le propre de la culture postmoderne de ces deux à trois dernières années est de ne plus construire seulement un héroïsme libidinal, celui qui génère en propre de la fantasmatique, mais de célébrer aussi la violence de la frustration dont il faut bien faire récit.  Le Telephone du duo Gaga / Beyoncé se finit-il ainsi par un sympathique meurtre de masse dans un diner qui n’est plus entouré des vapeurs dangereuses de la contre-culture mais se trouve intégré comme élément qualifiant d’une mass culture de l’élite qui atteint dans sa chair des sommets de frustration. Il s’est passé quelque chose le jour où l’icône Disney Britney s’est rasé les cheveux pour agresser ensuite un journaliste. Comme l’idée que le système en avait fini, même avec ses filles les plus proches. Les dernières bribes de monde d’avant se sont évanouies sous une pluie de cheveux or chez un coiffeur bon marché du bas Beverly. Ils ont pris plaisir de tout et ne peuvent plus ni jouir ni désirer.  Seule la violence, au moins symbolique, peut répondre à l’impératif formulé.
En bas, les frustrations sont tout aussi nombreuses, car on ne peut même pas tuer « pour de faux » et les sources de plaisir sont plus restreintes. De l ‘absence de frontières au désir est née la frustration des grands vides ; tout est possible pour le désir sauf l'accès direct à la jouissance. La violence de la frustration irrigue donc les consciences d’autant qu’elle rencontre sur son chemin un impératif de performance de plus en plus insidieux.

L’ Impératif de performance
vise à nous faire comprendre, même si cela est tout à fait erroné, que pour ne pas être frustré, pour pouvoir jouir, il ne faut pas être n’importe qui. Il convient donc d’être accompli professionnellement, sportivement, physiquement, familialement.

Comment être un bon père ? une bonne mère ? une bonne cuisinière ? un bon fils ? un bon grand-père ? un cadre actif ? un propriétaire terrien habile ? une maîtresse méritante ? un amant au long cours ? un voyageur téméraire ? une commerçante aimable ?  un maître-chien respectueux ? un charpentier malin ?  Comment réussir sa famille ? son foyer ?  ses études ? un livre ? sa mousse de crabe ? sa perte de virginité ? son premier concert ? sa chèvre ? son abri de jardin ?  son match de mini Ping-pong ? son brushing ? son accord mets et vin ? sa peinture du couloir ? son meuble bibliothèque ? Comment réussir enfin à réussir sans ne rien échouer.  
Equation à mille inconnues d’autant plus complexe que bien des réussites sont contradictoires. Mère, fille et amante sont trois entités soumises à la même logique de performance or elles sont impossibles à combiner car elles nécessitent des « meurtres » réciproques. Il s’agit donc d’accepter les micro-échecs, les imperfections,  ou de se résoudre à souffrir de ne pas être assez « performante ».

Cette question de la performance, du sommet, se pose fortement dans les pratiques artistiques dans lesquelles la sortie par le gigantisme et par l’excès, comme pour l’impératif de jouissance, semble être une des seule voix. L’art contemporain souffre dans son expression singulière d’un refus de la frontière mais propose face à sa porpre difficulté des voix de sorties. Les artistes ne peuvent bien souvent que constater l’impossibilité de la finitude, qui est  impossibilité de l’être même de l'oeuvre. En effet, si je suis c’est parce que je suis limité par mon corps ; toute chose n’est que parce que finie, limitée par des frontières au-delà desquelles ce n’est plus. Or l’art joue de plus en plus sur la frontière et a besoin de se rassurer dans le gigantisme et la finitude spatiale du Grand Palais. Même les plus contemporains réclament des frontières sans lesquelles l’acte ou l’un sont rendus impossible. Une solution pour esquiver cet impératif de performance semble donc nous être donnée ici ; elle reposerait sur cette idée de frontières, alliée à une logique de hiérarchisation. Je suis un être limité, je suis, par mon corps même, une frontière et je repose sur un équilibre culturel et subjectif de hiérarchisation du privé et du public, du mieux et du moins bien.  
Ce qui frappe pour l’essentiel est cet oxymoron manifeste, et voulu, entre l’impératif de jouissance et l’impératif de performance. Nul salut sans jouissance culturelle, sexuelle, gastronomique, touristique, vestimentaire…mais nulle possibilité d’en jouir en bonne mère, en employé modèle ou  en fille dévouée.

Cette impossible combinaison des deux conduit à la névrose entendue comme « fruit de l’expression d’un conflit psychique » ; un dérèglement lié à deux directions contradictoires.
Le génie du marché, là encore, est de présenter la névrose comme résorbable dans  l’acte de consommation et de tout faire pour la combattre de façon auto-centrée, avec passage par la psychanalyse, pour éloigner le « patient » des expériences collectives et des « analyses » sociales.

Il s’agit de produire sciemment des individus inaccomplis, nourris d’angoisses automatiques, que Freud (il m'arrive d'avoir des références fort contestables...) nomme hilflosigkeits, détresses psychiques redoutables, qui « inondent l’organisation du moi »  et poussent, non à retrouver le nous, mais à l'abandon affectif dans le moi.
Ainsi Hollywood produit-il, et c’est là sa force de frappe, à la fois la névrose et ses propres remèdes à la névrose. La série Desperate Housewives a imposé la névrose des femmes au foyer comme une constante de civilisation mais aussi produit quatre « solutions » à cette névrose qui s’incarnent dans les quatre figures féminines mises en avant. Pour plus de facilité et de clarté, je m’appuierai essentiellement sur des événements survenus dans la dernière saison.

Le couple Scavo est un modèle de production névrotique ne parvenant pas à faire cohabiter l’appel à la liberté et à la jouissance et les « performances » des vies familiales et professionnelles, incarné aussi bien par l’immaturité de l’adolescent attardé Tom que par la rigidité de l’angoissée Lynette. Ils s’en sortent par la rupture, c’est-à-dire la déliaison.  La déliaison revêt un double enjeu pour le marché, à la fois pratique et symbolique. De façon pratique, cela a déjà été dit de nombreuses fois, deux foyers c’est deux fois plus d’électro-ménager, de meubles, de voitures…d’où la célébration, intéressée, de la liberté du célibat. De plus, symboliquement, l’acte de déliaison est très fort dans la mesure où la famille est la première structure collective. Elle s’apparente en effet  à un premier terrain de contrat social dans lequel l’individu cède une part de sa liberté pour gagner en sécurité et en bonheur de la collectivité (même réduite). Il s’agit donc aussi d’un acte fondateur de mise à mal de la socialité.

De son côté Susan choisit d’abord une « expression artistique » de médiocre qualité mais devant l’absence de réussite commerciale, elle se retourne vers la maternité de sa fille et son rôle de grand-mère. Cela peut paraître contradictoire avec la structure précédemment évoquée mais il y a aussi une logique d’abolition des frontières et de dérèglement du politique dans la trans-générationnalité assumée et promue. 
Gabrielle et Bree, adeptes respectivement de mode et des arts de la table, trouvent, de façon fort commune, à dévoyer leurs névroses dans l’immédiat et le consommable.

La névrose engendrée par le conflit entre l’impératif de jouissance et l’impératif de performance produit donc une souffrance, une in-finitude, mais aussi les solutions les plus favorables au système marchand pour la traiter. La névrose se soignant le plus souvent par l’acte de consommation, quand triomphe l’impératif de jouissance, et par un acte d’abolition pré-politique lorsque triomphe l’impératif de performance. Les structures de solidarité sont donc mises à mal pour mieux livrer le consommateur servile et isolé au règne du marché.
Où nous avons tenté de montrer que la jouissance et la performance ne sont que des consommables qui produisent la frustration et la névrose nécessaires aux formes nouvelles du capitalisme mondialisé.

Il ne nous reste plus qu' à attendre que la Chine s'éveille et renverse le géant américain pour pouvoir découvrir, avec délectation, de toutes nouvelles souffrances psychologiques, délicieusement orientales, destinées à nous soumettre à un nouveau règne politique et marchand.
Pour l'instant, si nous tentons de nous échapper, la belle Lana sera toujours là pour nous rappeler à l’ordre: « You just need to remember your mine”.
J’vais aller m’écouter un p’tit Jean Ferrat moi.

 

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